« Google et de manière plus générale les grands services de l’Internet (le plus souvent californiens) sont en train de prendre, sans qu’on s’en rende compte, la place de l’État, des États, dans la gestion quotidienne de nos droits et libertés. Cette évolution quasiment invisible s’est faite avec l’assentiment tacite (parce que l’enjeu est incompris) des citoyens-internautes-clients, et avec la complicité aveugle des gouvernements qui, par manque de vision politique, ont cédé chaque jour davantage de terrain en croyant y trouver leur intérêt. Si, en moins de vingt ans, une entreprise comme Google a pu prendre une place aussi gigantesque dans le cœur même des usages et des infrastructures numériques, c’est qu’elle a su maîtriser son développement sur tous les fronts.
Internet est un espace et un réseau qui, par sa nature, a vocation à mettre en relation les uns avec les autres des ordinateurs, dans une construction non-pyramidale. L’immense nouveauté d’Internet, par opposition à la transmission « hors ligne » des informations ou au Minitel, par exemple, c’est cette organisation décentralisée, « neutre » techniquement, où il suffit de se brancher pour avoir accès à tout le réseau. C’est ainsi qu’Internet a pu tisser ce qu’on a rapidement appelé, dans le monde entier (ou presque), une « Toile ». Forcément, c’était un peu déstabilisant. Et quiconque se projette dans l’Internet pré-Google se souvient de l’importance absolument cruciale des annuaires et des premiers moteurs de recherche pour trouver, ou tenter de trouver, ce qu’on cherchait sur cette Toile en apparence anarchique.
Et puis sont arrivées les grandes plateformes, telles Google, Amazon, etc., à partir du début des années 2000. Des services web à vocation hégémonique, qui ont fondé leur développement uniquement sur la publicité, et sur une publicité exploitant nos comportements de navigation et nos données personnelles. Il me semble que c’est ainsi que le rêve de substitution googlien décrit dans ce livre a pu se développer. Il serait injuste d’ailleurs de ne parler que de Google : d’autres entreprises comme Facebook, Apple, Amazon, etc., fonctionnent de la même façon. Leurs caractéristiques et manières d’agir sont communes.
Avant tout, s’imposer sur un domaine en fournissant le « meilleur » service. Que ce service soit simple d’utilisation, que l’exploitation massive de données et la « fermeture » soient organisées pour servir le client et lui apporter ce qu’il veut. Ce qu’il cherche. Qu’il ne se pose aucune question et soit satisfait dans ses besoins primaires : obtenir une réponse satisfaisante à sa recherche, trouver ou retrouver des amis et pouvoir échanger avec eux, trouver un livre, une musique, en trois clics.
Améliorer en permanence les services en se basant sur une centralisation et une exploitation massive des données personnelles et de navigation. Petit à petit, réduire le périmètre d’exploration et de navigation de l’internaute. Orienter les résultats, montrer des contenus « associés », reproposer encore et encore des contenus similaires. Détruire petit à petit ce qui est peut être la plus grande qualité d’Internet : la sérendipité, soit la possibilité de faire des découvertes accidentelles.
Après avoir réussi l’hégémonie, le monopole « horizontal », développer une concentration verticale. Posséder et développer toute la chaîne de production de l’Internet. Comme l’explique le texte que vous venez de lire, que Google tire ses propres câbles sous-marins ou produise son électricité est un signe majeur de la concentration inouïe du secteur. Un signe majeur de l’emprise verticale qu’une entreprise (au départ dédiée aux moteurs de recherche) a pu prendre sur le secteur technologique.
Il devient alors facile pour ces innovateurs talentueux, grisés par leur succès et idéologiquement convertis à une technophilie virant parfois au transhumanisme (la foi en l’amélioration physique et mentale de l’Humain par la technique), de rêver de vivre sans État et, via une transformation « liquide » et insensible des règles de la société, de faire le saut de l’utopie politique et sociale.
Il faut dire que les États se montrent bien impuissants, dépassés, voire complices de cette évolution. Ils délèguent des pans entiers de leurs missions régaliennes à ces géants, sans qu’il semble y avoir eu une quelconque réflexion préalable sur les bouleversements politiques et sociaux que cela peut entraîner. Oui, Google et ses comparses sont en train de dominer le monde et d’en créer un nouveau. Mais ils le peuvent parce que nous et nos États les laissons faire.
Quand la NSA (National Security Agency) n’a plus besoin de faire elle-même la collecte des données des internautes du monde entier pour pratiquer sa surveillance de masse, puisqu’elle n’a qu’à aller les chercher directement chez les géants de l’Internet, le gouvernement américain n’a aucun intérêt à ce que ce modèle économique basé sur les données personnelles ne s’arrête. Les services de renseignement du monde entier peuvent ensuite, sur le grand marché de la surveillance, venir chercher ce dont ils ont besoin.
Les pouvoirs régaliens fragilisés sont récupérés par des entreprises avides de combler ces manques
Quand la Cour de justice de l’Union européenne demande à Google et aux moteurs de recherche de masquer, à leur discrétion, des résultats au nom du « droit à l’oubli », elle entérine le fait que la mémoire collective, le droit à l’information, qui passent aujourd’hui prioritairement par Internet, sont gérés par une entreprise privée. Hors de toute décision judiciaire, Google décide ce qui doit ou ne doit pas être accessible aux yeux du monde.
Quand les ayants droit de l’industrie de la culture et du divertissement demandent que les services Web cessent de donner accès à des contenus violant le droit d’auteur, là encore sans décision judiciaire, ils entérinent le fait que l’expression culturelle individuelle et le partage de contenus puisse être soumis aux choix des robots de Google. C’est ainsi qu’à la demande de ces ayants droit, des robots traquent, sur YouTube, les contenus qui leur semblent enfreindre les droits d’auteur et les suppriment sans discussion, entraînant de nombreux abus contre lesquels les internautes sont souvent impuissants à agir. La justice n’intervient pas en amont de ces décisions et c’est ensuite à l’internaute de prouver son « honnêteté » pour que ses contenus soient remis en ligne.
Quand des ministres du gouvernement français préfèrent que les services Web et les réseaux sociaux gèrent les abus de langage en « prenant leurs responsabilités », ils leur délèguent un de nos droits les plus fondamentaux : la liberté d’expression.
Quand des entreprises américaines comme Facebook ou Apple proposent à leurs employées de congeler leurs ovocytes pour les laisser « libres » de reporter leurs grossesses et leur permettre de ne pas « gâcher leurs carrières », c’est la vie privée dans ce qu’elle a de plus intime qui est prise en charge par l’entreprise.
Quand les pays africains se réjouissent qu’un Google ou un Facebook mettent en place gratuitement des infrastructures d’accès à Internet, sans se préoccuper de l’objectif final de ces entreprises, ils se défaussent de leurs responsabilités et acceptent que l’accès au monde numérique soit totalement dépendant des objectifs commerciaux de ces acteurs.
Ces exemples montrent qu’en actant, sans y réfléchir plus avant, la puissance phénoménale de ces nouvelles entreprises sur des pans de plus en plus grands de toute notre vie, bien au-delà des services mis en avant par les entreprises, les gouvernements et les citoyens ont baissé les bras ou n’ont, en tout cas, pas pris la mesure de ce qu’ils abandonnent à Google, à Facebook, à Apple, Amazon et autres géants.
Dans une période de crise économique et politique généralisée, il n’est pas étonnant que les pouvoirs régaliens soient fragilisés et récupérés par des entreprises avides de combler ces manques. La rapidité des évolutions technologiques pour des dirigeants politiques souvent dépassés et en carence de pensée politique à long terme aggrave le problème. Le monde ne se divise pas entre technophiles et technophobes. Penser ainsi, c’est entrer dans le jeu des United States of Google. C’est croire qu’on n’a le choix qu’entre un repli mortifère dans le passé ou une fuite en avant vers la gestion algorithmique de nos vies.
Il faut absolument lire ceux qui réfléchissent sur l’avenir du numérique. Comme Fred Turner, cité dans ce texte, qui montre brillamment comment l’utopie technophile ne peut servir d’alternative à la société politique. Qu’il faille changer de politique et que les gouvernements aient à se réinventer, cela paraît évident. Cela ne signifie surtout pas que l’on doive céder à la facilité en délégant la gestion de nos droits fondamentaux ou de la sphère publique à des entreprises dont la principale préoccupation est, évidemment, leur résultat économique. Non, Google ne nous offrira pas de vies meilleures. Google change le monde à son profit, et ce but est naturel pour une entreprise. À nous de savoir ce que nous voulons faire de ce monde numérique qui bouleverse nos vies depuis vingt ans.
Le devoir des citoyens et des politiques est de voir plus loin. De choisir et de dessiner la société qu’ils veulent. De ne pas penser la Loi en réaction aux mastodontes de l’Internet, ou au contraire en leur cédant tout, mais en pensant à l’intérêt général, et d’abord à celui des citoyens.
Nos libertés fondamentales sont fragiles. Elles étaient fragiles hier, mais davantage cloisonnées entre espace public, espace privé, espace économique, espace politique. Aujourd’hui tout se retrouve sur Internet et les espaces se rejoignent et s’entremêlent intimement. Il est d’autant plus important de mesurer ces évolutions et de légiférer intelligemment. Économie et libertés, politique et vie privée sont imbriquées comme elles ne l’ont sans doute jamais été dans l’Histoire.
Nous avons la chance de vivre une époque de mutation fondamentale dans l’histoire humaine. Il appartient collectivement à tous les acteurs de nos sociétés d’en faire une révolution au service de l’Homme et non un abandon généralisé de nos valeurs à quelques acteurs dominants ou à des États sans gouvernail.
Internet a donné la possibilité à chacun de faire entendre sa voix. Qu’en ferons-nous ? »