Massy Palaiseau. Les portes sonnent. Les lumières clignotent. Dans son manteau vert usé à la corde, il remonte la rame en courant, crache son mégot, et saute à l’intérieur. C’est un habitué, je l’avais déjà croisé sur la même ligne quelques jours plus tôt. Il ouvre la bouche, prononce quelques mots à peine articulés, presque incompréhensibles, laissant couler au sol le poids des années de lassitude. Il déverrouille son instrument, et commence à jouer, une note après l’autre, la même musique qu’il y a 5 minutes dans le wagon d’avant, sans doute aussi la même musique que dans 10 ans… S’il est encore là pour jouer.
Son regard est vide, l’accordéon semble connaitre de lui-même la prochaine touche du clavier à actionner. Pas une personne ne lui a accordé un regard, une seconde d’attention. Tous savent que dans un moment, il faudra détourner la tête sous des : « Madame… Monsieur… Pour la musique… Madame… Pour la musique… ».
C’est alors qu’une voyageuse se lève. Semble chercher quelque chose dans sa valise, laissée un peu plus loin. Elle finit par en sortir, hésitante, un accordéon. Son ami l’encourage du regard, debout à coté d’elle. Le musicien du RER, lui, ne l’a pas remarquée. Les premières notes, hésitantes, viennent alors se glisser derrière celles de l’habitué. Elle semble trouver une mélodie d’accompagnement qui lui convient. Elle joue, doucement, se demandant sans doute si c’est bien raisonnable de déranger le travailleur.
Après quelques notes, celui-ci se retourne, ouvre de grands yeux, et sourit. Sa musique devient plus rapide, plus perçante, plus réelle. Ils jouent alors ensemble quelques minutes, se jaugeant du regard. L’air habituel se termine. La femme cesse de jouer. On le sent hésiter, l’espace de quelques secondes. Réclamer ses quelques centimes et partir à l’assaut d’un autre wagon ? Voilà sans doute le plus raisonnable. La voyageuse reste immobile. Elle semble attendre sa décision. Et tout d’un coup, on sent l’hésitation s’envoler. L’homme du RER fait voler ses doigts sur son instrument, et entonne un nouveau morceau. La femme sourit, écoute quelques secondes, puis se lance dans un accompagnement improvisé. Pendant presque 10 bonnes minutes, le train passant de gare en gare, les deux musiciens s’amusent, s’affrontent, se parlent à grands coups de croches et de bémols, rivalisant de technicité et de talent.
Il sourit. Ses yeux sont comme pleins d’une lueur nouvelle. La dame du haut-parleur annonce : « Cité Universitaire ». Le train ralentit une fois de plus, les freins couvrent leur musique. Ils s’arrêtent de jouer, presque essoufflés.
L’homme redresse la tête, balaye le wagon du regard. Personne n’a remarqué ce qu’il s’est passé. Les voyageurs ont gardé leurs écouteurs enfoncés dans les oreilles, ont continué à lire, à jouer sur leur smartphone, ou à discuter. Pas un regard, pas un sourire. Pas une seule marque d’attention. Son regard s’éteint. On le sent déçu et triste. Las, il rendosse les habitudes. Le gobelet McDonald’s est vite sorti, les piécettes tintent au fond. Il passe dans les rangs le plus vite possible, et s’enfuit.
« Pour la musique… Monsieur… Madame… Pour la musique… »