Une scène me revient en mémoire à chaque fois que je tente de retrouver l’effet grisant que le mouvement Occuper Wall Street (OWS) a produit sur moi au temps où il semblait promis à un grand avenir. Je me trouvais dans le métro de Washington, en train de lire un article sur les protestataires rassemblés à Zuccotti Park, au cœur de Manhattan. C’était trois ans après la remise à flot de Wall Street ; deux ans après que toutes mes fréquentations eurent abandonné l’espoir de voir le président Barack Obama faire preuve d’audace ; deux mois après que les amis républicains des banquiers eurent conduit le pays au bord du défaut de paiement en engageant un bras de fer budgétaire avec la Maison Blanche. Comme tout le monde, j’en avais assez.
Près de moi se tenait un voyageur parfaitement habillé, certainement un cadre supérieur revenant de quelque salon commercial, à en juger par le slogan folâtre imprimé sur le sac qu’il portait en bandoulière. Ce slogan indiquait comment optimiser ses placements boursiers, ou peut-être pourquoi le luxe est un bienfait, ou à quel point c’est magnifique d’être un gagnant. L’homme paraissait extrêmement mal à l’aise. Je savourais la situation : récemment encore, j’aurais rougi d’exhiber la couverture de mon journal dans une rame de métro surpeuplée ; aujourd’hui, c’étaient les gens comme lui qui rasaient les murs.
Quelques jours plus tard, je visionnais une vidéo sur Internet montrant un groupe de militants d’OWS en train de débattre dans une librairie. A un moment du film, un intervenant s’interroge sur l’insistance de ses camarades à prétendre qu’ils ne s’expriment que « pour eux-mêmes », au lieu d’assumer leur appartenance à un collectif. Un autre lui réplique alors : « Chacun ne peut parler que pour soi-même, en même temps le “soi-même” pourrait bien se dissoudre dans sa propre remise en question, comme nous y invite toute pensée poststructuraliste menant à l’anarchisme. (…) “Je ne peux seulement parler que pour moi-même” : c’est le “seulement” qui compte ici, et bien sûr ce sont là autant d’espaces qui s’ouvrent. »
En entendant ce charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites. Le philosophe Slavoj Žižek avait mis en garde les campeurs de Zuccotti Park en octobre 2011 : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes. Nous passons un moment agréable ici. Mais, rappelez-vous, les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? »
L’avertissement de Žižek figure dans l’ouvrage Occupy : Scenes from Occupied America (« Occuper. Scènes de l’Amérique occupée », Verso, 2011), le premier livre consacré au phénomène protestataire de l’année dernière. Depuis, une avalanche de productions éditoriales a submergé les étals des libraires, des discours prononcés sur les campements aux analyses journalistiques en passant par les témoignages de militants.
Ces ouvrages tombent presque tous dans le panneau évoqué par Žižek. Leurs auteurs sont profondément, désespérément amoureux d’OWS. Chacun prend pour acquis que les campeurs anti-Wall Street ont fait trembler les puissants de ce monde et suffoquer d’admiration tous les réprouvés de la planète. Cette vision béate s’exprime souvent dans le titre même du livre : « Cela change tout : Occuper Wall Street et le mouvement des 99 % » (1), par exemple. Les superlatifs s’entrechoquent sans retenue ni précaution. « Les 99 % se sont éveillés. Le paysage politique américain ne sera plus jamais le même », annonce l’auteur de Voices From the 99 Percent (2). Une prophétie presque tiède comparée à l’enthousiasme péremptoire de Chris Hedges. Dans Jours de destruction, jours de révolte (3), l’ancien journaliste du New York Times compare OWS aux révolutions de 1989 en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et en Roumanie. Les protestataires new-yorkais, écrit-il, « étaient d’abord désorganisés, pas très sûrs de ce qu’ils devaient faire, pas même convaincus d’avoir accompli quoi que ce soit de méritoire. L’air de rien, ils ont pourtant déclenché un mouvement de résistance global qui a résonné à travers tout le pays et jusque dans les capitales européennes. Le statu quo précaire imposé par les élites durant des décennies a volé en éclats. Un autre récit a pris forme. La révolution a commencé. »
Ce qui rend ces livres très ennuyeux, c’est qu’à quelques exceptions près ils se ressemblent tous, racontent les mêmes anecdotes, citent les mêmes communiqués, déroulent les mêmes interprétations historiques, s’attardent sur les mêmes broutilles. Comment le joueur de djembé a empêché tout le monde de dormir, ce qui s’est vraiment passé sur le pont de Brooklyn, pourquoi et comment Untel s’est retrouvé là, qui a eu l’idée en premier de tenir des assemblées générales, comment chacun a nettoyé le parc durant une nuit d’affolement pour éviter de s’en faire expulser le lendemain, etc. Mesuré en nombre de mots par mètre carré de pelouse occupée, Zuccotti Park constitue sans aucun doute l’un des lieux les plus scrutés de l’histoire du journalisme.
La grande épopée fut pourtant de courte durée. Les campeurs ont été évacués deux mois après leur installation. Hormis quelques groupes résiduels ici et là, animés par des militants chevronnés, le mouvement OWS s’est désagrégé. La tempête médiatique qui s’était engouffrée dans les tentes de Zuccotti Park est repartie souffler ailleurs. Faisons une pause et comparons le bilan d’OWS avec celui de son vilain jumeau, le Tea Party, et du renouveau de la droite ultraréactionnaire dont celui-ci est le fer de lance (4). Grâce à ces bénévoles de la surenchère, le Parti républicain est redevenu majoritaire à la Chambre des représentants ; dans les législatures d’Etat, il a pris six cents sièges aux démocrates. Le Tea Party a même réussi à propulser l’un des siens, M. Paul Ryan, à la candidature pour la vice-présidence des Etats-Unis.
La question à laquelle les thuriféraires d’OWS consacrent des cogitations passionnées est la suivante : quelle est la formule magique qui a permis au mouvement de rencontrer un tel succès ? Or c’est la question diamétralement inverse qu’ils devraient se poser : pourquoi un tel échec ? Comment les efforts les plus louables en sont-ils venus à s’embourber dans le marécage de la glose académique et des postures antihiérarchiques ?
Les choses avaient pourtant commencé très fort. Dès les premiers jours d’occupation de Zuccotti Park, la cause d’OWS était devenue incroyablement populaire. De fait, comme le souligne Todd Gitlin (5), jamais depuis les années 1930 un thème progressiste n’avait autant fédéré la société américaine que la détestation de Wall Street. Les témoignages de sympathie pleuvaient par milliers, les chèques de soutien aussi, les gens faisaient la queue pour donner des livres et de la nourriture aux campeurs. Des célébrités vinrent se montrer à Zuccotti et les médias commencèrent à couvrir l’occupation avec une attention qu’ils n’accordent pas souvent aux mouvements sociaux estampillés de gauche.
Mais les commentateurs ont interprété à tort le soutien à la cause d’OWS comme un soutien à ses modalités d’action. Les tentes plantées dans le parc, la préparation de la tambouille pour des légions de campeurs, la recherche sans fin du consensus, les affrontements avec la police... voilà, aux yeux des exégètes, ce qui a fait la force et la singularité d’OWS ; voilà ce que le public a soif de connaître.
Ce qui se tramait à Wall Street, pendant ce temps-là, a suscité un intérêt moins vif. Dans Occupying Wall Street, un recueil de textes rédigés par des écrivains ayant participé au mouvement (6), la question des prêts bancaires usuraires n’apparaît qu’à titre de citation dans la bouche d’un policier. Et n’espérez pas découvrir comment les militants de Zuccotti comptaient contrarier le pouvoir des banques. Non parce que ce serait mission impossible, mais parce que la manière dont la campagne d’OWS est présentée dans ces ouvrages donne l’impression qu’elle n’avait rien d’autre à proposer que la construction de « communautés » dans l’espace public et l’exemple donné au genre humain par le noble refus d’élire des porte-parole.
Culte de la participation
Malheureusement, un tel programme ne suffit pas. Bâtir une culture de lutte démocratique est certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ. OWS n’est jamais allé plus loin ; il n’a pas déclenché une grève, ni bloqué un centre de recrutement, ni même occupé le bureau d’un doyen d’université. Pour ses militants, la culture horizontale représente le stade suprême de la lutte : « Le processus est le message », entonnaient en chœur les protestataires.
On pourra objecter que la question de présenter ou non des revendications fut âprement débattue par les militants lorsqu’ils occupaient effectivement quelque chose. Mais, pour qui feuillette tous ces ouvrages un an plus tard, ce débat paraît d’un autre monde. Presque aucun ne s’est hasardé à reconnaître que le refus de formuler des propositions a constitué une grave erreur tactique. Au contraire, Occupying Wall Street, le compte rendu quasi officiel de l’aventure, assimile toute velléité programmatique à un fétiche conçu pour maintenir le peuple dans l’aliénation de la hiérarchie et de la servilité. Hedges ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que « seules les élites dominantes et leurs relais médiatiques » exhortaient OWS à faire connaître ses demandes. Présenter des revendications serait admettre la légitimité de son adversaire, à savoir l’Etat américain et ses amis les banquiers. En somme, un mouvement de protestation qui ne formule aucune exigence serait le chef-d’œuvre ultime de la vertu démocratique…
D’où la contradiction fondamentale de cette campagne. De toute évidence, protester contre Wall Street en 2011 impliquait de protester aussi contre les tripatouillages financiers qui nous avaient précipités dans la grande récession ; contre le pouvoir politique qui avait sauvé les banques ; contre la pratique délirante des primes et des bonus qui avait métamorphosé les forces productives en tiroir-caisse pour les 1 % les plus riches. Toutes ces calamités tirent leur origine de la dérégulation et des baisses d’impôts — autrement dit, d’une philosophie de l’émancipation individuelle qui, au moins dans sa rhétorique, n’est pas contraire aux pratiques libertaires d’OWS.
Inutile d’avoir suivi des cours de « post-structuralisme menant à l’anarchisme » pour comprendre comment inverser la tendance : en reconstruisant un Etat régulateur compétent. Souvenez-vous de ce que disaient durant ces fameux premiers jours de septembre 2011 les militants d’OWS : réintroduisons la loi Glass-Steagall de 1933, qui séparait les banques de dépôt et les banques d’investissement. Vive l’« Etat obèse » ! Vive la sécurité !
Mais ce n’est pas ainsi que l’on enflamme l’imagination de ses contemporains. Comment animer un carnaval lorsqu’on rêve secrètement d’experts-comptables et d’administration fiscale ? En remettant les choses à plus tard. En évitant de réclamer des mesures concrètes. Réclamer, c’est admettre que les adultes guindés et sans humour ont repris la barre et que la récréation est finie. Ce choix tactique a remarquablement fonctionné au début, mais il a aussi fixé une date de péremption à tout le mouvement. En s’interdisant d’exiger quoi que ce soit, OWS s’est enfermé dans ce que Christopher Lasch appelait — en 1973 — le « culte de la participation ». Autant dire dans une protestation dont le contenu se résume à la satisfaction d’avoir protesté.
Le galimatias des militants
Dans leurs déclarations d’intention, les campeurs de Zuccotti Park célébraient haut et fort la vox populi. Dans la pratique, pourtant, leur centre de gravité penchait d’un seul côté, celui du petit monde universitaire. Les militants cités dans les livres ne dévoilent pas toujours leur identité socioprofessionnelle, mais, lorsqu’ils le font, ils se révèlent soit étudiants, soit ex-étudiants récemment diplômés, soit enseignants.
On ne peut que saluer la mobilisation du monde universitaire. La société a besoin d’entendre cette voix-là. Quand les frais de scolarité grimpent à des pics vertigineux, que l’endettement des diplômés débarquant sur le marché du travail atteint facilement les 100 000 dollars, que des doctorants se retrouvent exploités sans vergogne, les personnes concernées ont parfaitement raison de protester (7). Elles devraient s’attaquer au système, exiger un contrôle strict des frais de scolarité. Que l’on songe aux manifestations qui ont ébranlé le Québec au printemps dernier, quand une partie importante de la population est venue soutenir dans la rue l’exigence estudiantine d’une éducation accessible à tous : là-bas, le mouvement a gagné. Les étudiants ont obtenu presque tout ce qu’ils demandaient. La protestation sociale a fait valser les portes de l’université.
Mais c’est quand l’inverse se produit, quand la discussion académique de haute culture devient un modèle de lutte sociale, que le problème surgit. Pourquoi OWS inspire-t-il aussi souvent à ses admirateurs le besoin de s’exprimer dans un jargon inintelligible ? Pourquoi tant de militants ont-ils éprouvé le besoin de quitter leur poste pour participer à des débats de salon entre érudits (8) ? Pourquoi d’autres ont-ils choisi de réserver leurs témoignages à des revues confidentielles comme American Ethnologist ou Journal of Critical Globalisation Studies ? Pourquoi un pamphlet conçu pour galvaniser les troupes d’OWS est-il rempli de déclarations amphigouriques du genre : « Notre point d’attaque se situe dans les formes de subjectivité dominantes produites dans le contexte des crises sociales et politiques actuelles. Nous nous adressons à quatre figures subjectives — l’endetté, le médiatisé, le sécurisé et le représenté —, qui sont toutes en voie d’appauvrissement et dont le pouvoir d’action sociale est masqué ou mystifié. Nous pensons que les mouvements de révolte et de rébellion nous donnent les moyens non seulement de refuser les régimes répressifs dont souffrent ces figures subjectives, mais aussi d’inverser ces subjectivités face au pouvoir (9) » ? Et pourquoi, quelques mois seulement après avoir occupé Zuccotti Park, plusieurs militants ont-ils jugé indispensable de créer leur propre revue universitaire à prétention théorisante, Occupy Theory, destinée bien sûr à accueillir des essais impénétrables visant à démontrer la futilité de toute théorisation ? Est-ce ainsi qu’on bâtit un mouvement de masse ? En s’obstinant à parler un langage que personne ne comprend ?
La réponse est connue : avant qu’une protestation s’élargisse en mouvement social de grande ampleur, ses protagonistes doivent d’abord réfléchir, analyser, théoriser. Le fait est que, de ce point de vue, OWS a fourni assez de matière pour alimenter un demi-siècle de luttes — sans réussir pour autant à mener la sienne ailleurs que dans une impasse.
Occuper Wall Street a réalisé d’excellentes choses. Il a su trouver un bon slogan, identifier le bon ennemi et capter l’imagination du public. Il a donné forme à une culture protestataire démocratique. Il a établi des liens avec les syndicats de travailleurs, un pas crucial dans la bonne direction. Il a redonné vigueur à la notion de solidarité, vertu cardinale de la gauche. Mais les réflexes universitaires ont vite pris une place écrasante, transformant OWS en un laboratoire où ses forts en thème venaient valider leurs théories. Car les campements n’accueillaient pas seulement des militants soucieux de changer le monde : ils ont aussi servi d’arène à la promotion individuelle de quelques carriéristes.
Et c’est une façon encore trop optimiste de présenter les choses. La manière pessimiste consisterait à ouvrir le dernier livre de Michael Kazin, American Dreamers (Knopf, New York, 2011), et à convenir avec lui que, depuis la guerre du Vietnam et le combat pour les droits civiques dans les années 1960, aucun mouvement progressiste n’a opéré la jonction avec le grand public américain — à l’exception de la campagne anti-apartheid des années 1980. Il est vrai qu’au temps du Vietnam le pays fourmillait de militants de gauche, surtout dans les universités. Mais, depuis, étudier la « résistance » a constitué un moyen éprouvé d’améliorer ses perspectives de carrière, quand ce n’est pas la matière même de certaines disciplines annexes. Toutefois, aussi érudite soit-elle sur le plan intellectuel, la gauche continue d’aller de défaite en défaite. Elle ne parvient plus à faire cause commune avec le peuple.
Cet échec s’explique peut-être par la surreprésentation en son sein d’une profession dont le mode opératoire est délibérément abscons, ultrahiérarchisé, verbeux et professoral, peu propice à une démarche fédératrice. Ou peut-être résulte-t-il de la persistance à gauche d’un mépris envers l’homme de la rue, surtout quand on peut lui reprocher d’avoir mal voté ou commis quelque péché politique. Ou peut-être encore est-ce l’effondrement de l’appareil industriel qui rend les mouvements sociaux obsolètes. Ce n’est pas dans les ouvrages sur OWS que l’on trouvera la moindre réponse.
Les activistes anti-Wall Street n’aiment pas, c’est clair, leurs homologues du Tea Party. Dans leur esprit, apparemment, ils ne sont pas tout à fait de vraies gens, comme si d’autres principes biologiques s’appliquaient à leur espèce. La philosophe Judith Butler, professeur à l’université de Columbia, évoque avec répugnance une réunion du Tea Party au cours de laquelle des individus se seraient réjouis de la mort prochaine de plusieurs malades dépourvus d’assurance-maladie. « Sous quelles conditions économiques et politiques de telles formes de cruauté joyeuse émergent-elles ? », s’interroge-t-elle.
C’est une bonne question. Deux paragraphes plus loin, pourtant, Butler change de sujet pour louer l’admirable décision d’OWS de ne rien réclamer, ce qui lui fournit l’occasion d’esquisser une théorie de haut vol : une foule qui proteste est spontanément et intrinsèquement libérationniste. « Lorsque des corps se rassemblent pour manifester leur indignation et affirmer leur existence plurielle dans l’espace public, ils expriment aussi des demandes plus vastes, écrit-elle. Ils demandent à être reconnus et valorisés ; ils revendiquent le droit d’apparaître et d’exercer leur liberté ; ils réclament une vie vivable (10). » C’est réglé comme du papier à musique : les mécontents qui descendent dans la rue le font nécessairement pour affirmer l’existence plurielle de leurs corps, partout et toujours — sauf s’ils appartiennent au groupe mentionné deux paragraphes plus haut…
Pourtant, les deux mouvements présentent quelques ressemblances. Ils partagent par exemple la même aversion obsessionnelle pour les plans de sauvetage de 2008, qualifiés par les deux camps de « capitalisme de connivences ». L’un et l’autre s’expriment en occupant des espaces publics ; l’un et l’autre ont accordé une place importante aux partisans de M. Ron Paul, le chef de file du courant « libertarien » du Parti républicain. Même le masque d’Anonymous (à l’effigie de Guy Fawkes, le vengeur solitaire du film V comme Vendetta) a circulé dans les deux camps.
Sur le plan tactique aussi les analogies existent. OWS et le Tea Party sont restés pareillement flous dans leurs revendications, afin de ratisser plus large. Les deux groupes se sont appesantis avec la même emphase sur les persécutions dont ils s’estimaient victimes. Côté campeurs, on insistait sur les brutalités policières. Dans un récit de quarante-cinq pages (11), Will Bunch narre en détail la répression aveugle et l’arrestation de masse d’une manifestation sur le pont de Brooklyn. Côté Tea Party, c’est le supplice infligé par les « médias de gauche » et leurs accusations de racisme qui nourrit la martyrologie collective (12).
L’absence de dirigeants est un autre point commun aux deux camps. Dans le manifeste du Tea Party rédigé en 2010 par M. Richard (« Dick ») Armey, ancien parlementaire républicain du Texas, figure même un chapitre intitulé « Nous sommes un mouvement d’idées, pas de leaders ». Le raisonnement livré ici ne dépareillerait pas chez les théoriciens d’OWS : « S’ils [nos adversaires] savaient qui tire les ficelles, ils pourraient s’en prendre à lui ou à elle. Ils pourraient écraser l’opposition gênante du Tea Party. »
Si l’on se plonge dans les références littéraires du Tea Party, on peut également y déceler des traces de la philosophie d’OWS relative au refus de toute revendication. Voyons ce qu’en dit la philosophe Ayn Rand, dont les théories « objectivistes » ont servi de socle moral à la dérégulation capitaliste (13). Dans La Grève, sa grande œuvre romanesque parue en 1957, vendue à sept millions d’exemplaires aux Etats-Unis, les « revendications » sont assimilées au monde nuisible du pouvoir politique, qui les formule au nom de ses administrés forcément fainéants et improductifs. Les hommes d’affaires, en revanche, négocient des contrats : ils agissent dans l’harmonie des liens consensuels établis par le libre marché. Le morceau de bravoure se situe au moment où le personnage de John Galt, qui s’est mis en grève contre le fléau de l’égalitarisme, adresse ce discours au gouvernement américain : « Nous n’avons aucune revendication à vous présenter, aucune disposition à marchander, aucun compromis à atteindre. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous n’avons pas besoin de vous. »
Faire grève sans rien réclamer ? Oui, car demander quelque chose à l’Etat serait reconnaître sa légitimité. Pour définir cette attitude, Rand a forgé une expression sophistiquée : la « légitimation de la victime ». Engagé dans la réalisation de son potentiel personnel, le grand patron — la « victime », dans la pittoresque vision du monde de l’auteure — refuse la bénédiction d’une société qui le tyrannise à coups d’impôts et de règlements. Le milliardaire éclairé ne veut rien avoir à faire avec les pillards et les parasites qui peuplent une société nivelée par le bas.
Comment ces précurseurs du « 1 % » vont-ils s’y prendre pour l’emporter ? En bâtissant une communauté modèle au cœur même du vieux monde. Toutefois, les milliardaires meurtris imaginés par Rand n’organisent pas des assemblées générales dans les jardins publics, mais se retirent dans une vallée déserte du Colorado, où ils créent un capitalisme paradisiaque, non coercitif, dont la monnaie, un étalon-or fait maison, ne doit rien à l’Etat.
Comment appâter le client ?
Une dernière similitude. L’astuce idéologique du Tea Party a consisté, bien sûr, à détourner la colère populaire qui s’était déchaînée contre Wall Street pour la reporter sur l’Etat (14). OWS a fait de même, mais de façon plus abstraite et théorique. On s’en aperçoit, par exemple, en déchiffrant l’argumentaire de l’anthropologue Jeffrey Juris : « Les occupations ont remis en question le pouvoir souverain de l’Etat de réguler et contrôler la distribution des corps dans l’espace, (…) notamment par l’appropriation d’espaces urbains particuliers tels que les parcs publics et les squares et par leur requalification en lieux d’assemblée publique et d’expression démocratique (15). » Ce type de rhétorique illustre un point de convergence entre OWS et la gauche universitaire : la mise en accusation de l’Etat et de son pouvoir de tout « réguler », « contrôler », même si, dans le cas de Wall Street, le problème vient plutôt du fait qu’il ne régule et ne contrôle à peu près rien. A quelques corrections mineures près, le texte pourrait se lire comme un pamphlet libertarien contre les espaces verts.
Puisque aucun des livres cités ici n’a prêté attention à ces concordances, on ne risque pas d’y trouver une théorie susceptible de les expliquer. Qu’on me permette donc de proposer la mienne.
La raison pour laquelle OWS et le Tea Party paraissent parfois si semblables tient au fait qu’ils empruntent tous deux à ce libertarisme un peu paresseux et narcissique qui imprègne désormais notre vision de la contestation, depuis les adolescents de Disney Channel en quête d’eux-mêmes jusqu’aux pseudo-anarchistes qui vandalisent un Starbuck’s. Tous imaginent qu’ils se rebellent contre « l’Etat ». C’est dans le génome de notre époque, semble-t-il.
Le succès venant, le Tea Party a remisé au placard ses discours bravaches sur l’organisation horizontale. Autant de boniments dont la principale vocation était d’appâter le client. Ce mouvement n’avait pas de penseurs poststructuralistes, mais il disposait d’argent, de réseaux et de l’appui d’une grande chaîne de télévision (Fox News). Aussi n’a-t-il pas tardé à produire des dirigeants, des revendications et un alignement fructueux sur le Parti républicain. Occuper Wall Street n’a pas pris ce chemin-là. L’horizontalité, il y croyait vraiment. Après avoir connu un succès foudroyant, il s’est donc disloqué en vol.
Les élections présidentielles et législatives de novembre 2012 sont maintenant terminées : M. Obama a été reconduit à la Maison Blanche, M. Ryan a conservé son siège à la Chambre des représentants, la guerre contre les travailleurs continue — dans le Michighan, notamment — et Wall Street dirige toujours le monde. Certes, la ploutocratie n’est pas parvenue à convaincre la population qu’elle était sa meilleure amie, mais l’ordre ancien perdure et il apparaît de plus en plus évident que seul un mouvement social de masse, solidement ancré à gauche, pourra mettre fin à l’ère néolibérale. Malheureusement, OWS n’en fut pas un.