Dans La Médiocratie (Lux), le philosophe Alain Deneault critique la médiocrité d’un monde où tout n’est plus fait que pour satisfaire le marché. Entretien.
“Les médiocres sont de retour dans la vallée fertile”, déclarait aux Inrocks le journaliste Daniel Mermet lors de son éviction de France Inter, en juin 2014. Le philosophe Alain Deneault, considérant la conjoncture globale, va plus loin : “Il n’y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant, l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir”. C’est cette révolution silencieuse qu’il analyse de long en large dans La Médiocratie (Lux), un livre coup de poing. De passage à Paris, cet enseignant en science politique à l’Université de Montréal nous explique le fond de sa pensée. Entretien.
Comment les médiocres ont-ils pris le pouvoir selon vous ? Depuis quand est-il valorisé d’être moyen ?
Alain Deneault – La généalogie de cette prise de pouvoir a deux branches. L’une remonte au XIXe siècle, à l’époque où on a transformé progressivement les “métiers” en “emplois”. Cela supposait une standardisation du travail, c’est-à-dire qu’on en fasse une chose moyenne. On a généré une sorte de moyenne standardisée, requise pour organiser le travail à grande échelle sur le mode aliénant que l’on sait, et qui a été décrit par Marx. On a fait de ce travail moyen quelque chose de désincarné, qui perd du sens, et qui n’est plus qu’un “moyen” pour le capital de croître, et pour les travailleurs de subsister.
L’autre versant de cette prise de pouvoir réside dans la transformation de la politique en culture de la gestion. L’abandon progressif des grands principes, des orientations et de la cohérence au profit d’une approche circonstancielle, où n’interviennent plus que des “partenaires” sur des projets bien précis sans qu’intervienne la notion de bien commun, a conduit à faire de nous des citoyens qui “jouent le jeu”, qui se plient à toutes sortes de pratiques étrangères aux champs des convictions, des compétences et des initiatives. Cet art de la gestion est appelé “gouvernance”.
Ces deux phénomènes ont amené des penseurs au XXe siècle à constater que la médiocrité n’était plus une affaire marginale, qui concernait des gens peu futés qui arrivaient à se rendre utiles, mais qu’elle faisait désormais système. En tant que professeur, qu’administrateur, qu’artiste, on est obligé de se plier à des modalités hégémoniques pour subsister.
Au niveau politique, cela a pour conséquence que chaque sujet est analysé sous l’angle du problem solving. Ce qui se passe en France en ce moment est emblématique : en réponse aux attaques terroristes, on bombarde, on répond par une stratégie de la solution au sens chirurgical du terme, alors qu’il faudrait prendre du recul et être plus subtil.
L’avènement de la médiocratie est-il à lier à la révolution libérale qui a eu lieu dans les années 80, au conformisme dans les entreprises et à la mise au pas du monde du travail qui en a découlé ?
Oui, et c’est d’autant plus vrai que la gouvernance mis en place par les technocrates de Margaret Thatcher a transformé l’ultralibéralisme en une approche réaliste. L’option du néolibéralisme n’est plus une option, mais quelque chose d’aussi normal que de respirer. La gouvernance a réussi à déguiser l’idéologie ultralibérale en savoir, en mode de vie en société, comme si c’était le socle à partir duquel on devrait délibérer, alors que ça devrait être l’objet de la délibération.
Désormais on ne parle plus du bien commun, on fait comme si l’intérêt général n’était plus que la somme d’intérêts particuliers que les uns et les autres sont ponctuellement invités à défendre. On est amené à n’être plus que le petit lobbyiste de ses intérêts privés, ou de ses intérêts de clan. C’est à partir de là que la culture du grenouillage, des arrangement douteux, se développe.
Selon vous “l’expert est la figure centrale de la médiocratie”. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
L’expert ne se contente pas de rendre disponible un savoir auprès de gens qui délibèrent. Il est un idéologue qui déguise son discours d’intérêt en savoir. A l’université, un étudiant devra désormais se demander au cours de son orientation s’il veut devenir expert ou intellectuel, sachant que l’expertise consistera surtout à vendre son cerveau à des acteurs qui ont intérêt à calibrer la production de notre travail intellectuel d’une manière orientée, de façon à satisfaire des intérêts.
Vous citez à ce titre le recteur de l’Université de Montréal, qui disait en 2011 : “Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises”.
Tout à fait, c’est comme Patrick Le Lay [ancien PDG de TF1, ndlr], qui déclarait en 2004 : “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible”. Ce recteur, voit son institution – une des universités les plus importantes de la francophonie – comme une entreprise qui vend des cerveaux à l’industrie. Celle-ci occupe d’ailleurs plusieurs sièges au Conseil d’administration de cette université, et décide donc en partie de son orientation.
On est dans un monde où le savoir est généré pour satisfaire l’entreprise, alors que le rôle des intellectuels est de faire de l’entreprise un objet de la pensée. Edward Said en parle très bien : l’expert ne se préoccupe pas de ce que son savoir génère. On peut très bien être géologue, aller chercher du zinc ou du cuivre au Katanga, mais être totalement incompétent quand il s’agit de penser les incidences de cette pratique à l’échelle du Congo. L’industrie ne veut pas qu’ils soient compétents, car ce n’est pas dans son intérêt.
A l’inverse, l’intellectuel agira en “amateur”, c’est-à-dire en aimant son sujet et en se sentant concerné par toutes ses dimensions, ce qui appelle nécessairement à l’interdisciplinarité.
Vous expliquez que le discours politique a été colonisé par un vocable centriste, celui de la “gouvernance”. Ce que vous déplorez sous le terme de “médiocratie”, n’est-ce pas finalement la fin des utopies ?
Je n’irai pas jusque là. Ce n’est pas une terminologie centriste, mais d’extrême-centre, qui s’est développée – c’est presque le contraire. Un discours centriste se situe sciemment sur un axe gauche/droite, alors que le discours d’extrême centre ne tolère rien d’autre que lui-même. Il ne se situe pas sur un spectre mais en nie plutôt la réalité et la légitimité.
Les tenants de la gouvernance sont loin d’être pondérés, contrairement à ce que leur vocable pourrait laisser croire. Ce sont des sophistes des temps modernes, qui ont l’art d’amadouer les syndicats en leur faisant croire qu’ils souhaitent prendre en compte leurs aspirations lors de “Conférences sociales”. En réalité ils militent pour que ceux-ci soient acquis à leurs positions a priori. Leur prétendue synthèse est en fait un discours radical, souvent en phase avec des pratiques inégalitaires et antidémocratiques. Un ordre qui met en péril 80 % des écosystèmes, et qui permet à 1 % des plus riches d’avoir 50 % des actifs mondiaux n’a rien de pondéré.
La médiocratie semble en effet être dotée d’une formidable faculté à tout dépolitiser, alors que ce qu’elle propose est radical : vous citez par exemple la loi 78 encadrant strictement le droit à manifester, qui était passée au Québec en 2012. Comment repolitiser la société ?
Je milite pour le retour à des mots investis de sens, tous ceux que la gouvernance a voulu abolir, caricaturer ou récupérer : la citoyenneté, le peuple, le conflit, les classes, le débat, les droits collectifs, le service public, le bien commun… Ces notions ont été transformées en “partenariat”, en “société civile”, en “responsabilité sociale des entreprises”, en “acceptabilité sociale”, en “sécurité humaine”, etc. Autant de mots-valises qui ont expulsé du champ politique des références rationnelles qui avaient du sens. Le mot “démocratie” lui-même est progressivement remplacé par celui de “gouvernance”. Ces mots méritent d’être réhabilités, comme ceux de “patient”, d’usager, d’abonné, spectateur, qui ont tous été remplacés par celui de “clients”. Cette réduction de tout à des logiques commerciales abolit la politique et mène à un évanouissement des références qui permettent aux gens d’agir.
On n’a pas le choix entre agir ou penser: quand on a agi, c’est qu’on a pensé, et pour penser, il faut avoir les termes qui conviennent. Ce ne sont pas des utopies mais des traditions mobilisatrices dans l’histoire qui sont en train d’être détruites. Aujourd’hui les Etats ne sont plus que les partenaires d’entreprises qui ont un statut équivalent. On greffe des petits intérêts aux grands, mais pendant ce temps là il n’y a pas de notion commune.
La COP21 est-elle un bon exemple de ce processus de gouvernance, puisqu’elle est sponsorisée par des entreprises et des banques qui font de l’évasion fiscale ?
Ce qui est emblématique de la gouvernance dans la COP21, ce sont tous les préparatifs qui ont consisté à accueillir dans l’agenda autant de propositions émanant d’écologistes, que de propositions émanant de Total. Comme du point de vue du climat, le gaz est mieux que le pétrole, Total propose de se reconvertir, quitte à ruiner les nappes phréatiques. C’est ça la gouvernance : on transforme en grand débat de société l’organisation d’un rapport de force dans lequel, pour gommer les oppositions, les plus forts essayent d’amener les plus faibles à adhérer à leurs projets dans une mascarade de consultation et de délibération.
Rancière a écrit que nous sommes tous équitablement dotés de ce qui est requis pour gouverner. Le tirage au sort est-il une solution pour réaffirmer l’idée de bien commun ?
Rancière était mon directeur de thèse. Le tirage au sort ne doit pas être considéré comme une panacée. Ce qui est intéressant c’est toute la pensée sous-jacente à cette proposition. Dans La Haine de la démocratie, Rancière développe cette idée sans a priori militant. Si par exemple en France, au Québec ou au Canada on faisait élire le Sénat au sort, ça changerait considérablement le positionnement des gens. On aurait un autre lien aux institutions. On redécouvrirait alors qu’en ce qui concerne les enjeux généraux de la vie publique, personne n’est plus compétent qu’un autre.
Rancière a raison de dire à ce titre que très peu de gens sont démocrates. Ce mot finit par tellement gêner, malgré les usages abusifs qu’on en a fait, qu’on est en train de le remplacer par celui de gouvernance, plus compatible avec ceux qui veulent utiliser la consultation et l’opinion à des fins de manipulation.
Personnellement je ne suis pas pour faire de grands bonds utopiques. On ne va pas tirer au sort du jour au lendemain tous nos représentants. Commencer par le Sénat, une chambre haute, qui n’a qu’une force de blocage et pas de proposition, rassurerait les gens. Ce serait une manière de responsabiliser les citoyens, à condition d’inventer des mécanismes pour s’assurer qu’il n’y ait pas de trafic d’influence.
Après les attentats du 13 novembre, la lutte contre le terrorisme rend les discours critiques assez inaudibles de manière générale. Elle incite la population à remettre le bien commun entre les mains d’un gouvernement, voire d’un homme providentiel, plutôt qu’à s’en saisir…
C’est très certainement ce à quoi le gouvernement aspire. La lutte contre le terrorisme est une bêtise conceptuelle, qui équivaut à dire que l’on va lutter contre les grenades. Dire qu’on fait la guerre au terrorisme c’est ériger un discours martial contre un adversaire qui n’a encore une fois “pas de visage”, ce qui est une aubaine pour le pouvoir. Et d’un point de vue tactique c’est une folie, car dans les conditions de possibilité historiques actuelles cela va générer encore plus de tensions, qui risquent d’exposer encore plus les Français à la barbarie qui s’est déployée le 13 novembre. Sur le plan intérieur cela va conduire le pays à prendre des mesures d’exception encore plus drastiques et liberticides par rapport à des adversaires toujours plus flous. Pour finalement mettre entre parenthèse ce qui est si insupportable pour les gens de pouvoir, la démocratie.