Ce n'est pas un scoop: j'ai participé, à ma mesure, à la lutte contre la loi scélérate sur le renseignement. Ce n'est pas une surprise: j'ai été plus que déçu par la décision rendue par le Conseil Constitutionnel à son sujet. Mais ce n'est pas l'objet du présent billet. Avec le recul, il semble évident que nous (les opposants à cette loi) n'avons pas su nous faire comprendre du grand public. Le texte était complexe, ses enjeux très techniques ou très philosophiques, et nous avons choisi de les expliquer: c'était sans doute une erreur.
Pendant que les tenants du texte préféraient jouer sur le registre émotionnel ("Si vous ne votez pas ce texte, vous serez responsables du prochain attentat") ou démagogique ("si vous êtes contre nous, vous êtes avec les terroristes"), nous nous sommes fatigués à décortiquer le danger des "boites noires" et des algorithmes informatiques, à en appeler à Foucault et au panoptique, et à rappeler l'importance de la vie privée pour la liberté de penser.
Sur ces bases, le combat de l'adhésion populaire était perdu d'avance: face au populisme, le pari de l'intellligence est souvent perdant.
Une unanimité jamais vue
Pour autant, un point reste remarquable: jamais, en 20 ans de lutte pour les libertés je n'avais vu pareille unanimité de la mal nommée "société civile" contre un texte. Jamais. Du SNJ au Syndicat de la Magistrature, de l'ONU au Conseil de l'Europe, de la Quadrature du Net à la LDH, en passant par le juge Trevidic et le Défenseur des Droits Jacques Toubon: tous se sont opposés, avec peu ou prou les mêmes réserves, à ce texte. Il serait d'ailleurs bien plus court de faire la liste des organismes ou associations qui l'ont défendu: il n'y en a pas.
Et de cette levée de boucliers qui fut (et c'est aussi une nouveauté) bien reprise dans les médias, le gouvernement n'a rien vu, rien entendu. Devant les deux assemblées, elle a été ignorée d'un revers de main, quand elle n'a pas été dénigrée ou caricaturée.
On nous a tour à tour accusé d'avoir fait peser une "odieuse pression" sur les députés (car il est bien connu qu'il est honteux pour des citoyens d'essayer d'influencer le vote de leurs représentants), d'être des "exégètes amateurs" qui ne comprenaient rien au "juridisme" de la loi, ou encore de n'être que des "numéristes" (comme si comprendre les enjeux des nouvelles technologies ne pouvait que disqualifier ceux qui s'y essaient).
Quant aux rares parlementaires qui ont essayé de relayer ces inquiétudes, ils ont été raillés, dénigrés, ridiculisés par des ministres "droits dans leurs bottes" et totalement sourds aux arguments qui étaient développés. Aucun amendement, aucune remise en cause du texte présenté n'ont été admis. Et toujours au nom de la sacro-sainte lutte contre le terrorisme (qui n'était pourtant, faut-il encore le rappeler, pas l'enjeu principal de la loi).
Pour suivre les débats parlementaires de façon plus ou moins régulière, je n'avais jamais vu ça. Jamais vu autant de rejet de la part de tout ce que la société compte d'entités concernées face à autant d'immobilisme de la part du gouvernement. Quand on voit en parallèle la manière dont le même gouvernement a reculé sans la moindre hésitation face à la fronde des bonnets rouges, de la FNSEA ou d'autres lobbies moins connus à l'occasion des votes de textes qui, eux, ne touchaient pas aux libertés fondamentales, quand on voit avec quelle haine les ministres et la grande majorité des élus parlaient d'Internet pendant les débats, au point d'en faire une insulte, il me semble que c'est très symptomatique.
Odeur de rance.
Mais symptomatique de quoi ?
J'ai voulu, avant de réagir à tout ça, prendre du recul. Un recul qui, peut-être, m'a permis de relier ce symptôme à d'autres, sans rapport avec la loi renseignement, mais qui tous me semblent relever du même mal: un néoconservatisme galopant, une pensée réactionnaire à ce point "décomplexée" qu'elle a largement dépassé son habitat de droite naturel et largement infusé, y compris au sein des grands partis dits "de gauche".
Quand Jean-Jacques Urvoas se réjouit (https://twitter.com/JJUrvoas/status/624324424393592832), sur Twitter, de la décision du Conseil Constitutionnel sur (sic) 'la loi "rens."', le lapsus est révélateur. Quoi de plus rance, en effet, que cette volonté réaffirmée d'un contrôle social, d'une surveillance de masse à même d'imposer un ordre moral venu d'en haut, autrefois garanti par l'église, et dont toute une partie, elle aussi bien rance, de la société souhaite le retour ?
Ce que je vois, bien au delà de cette loi et de la manière dont elle a été votée, c'est une rupture. Une fracture qui est loin de n'être que "numérique".
La fracture temporelle.
Quand une grande part de la société est à la recherche de nouveaux modes de consommation, plus respectueux de l'environnement, plus éthiques aussi, qu'elle développe la culture du partage (des ressources, de la musique, du savoir...) alors que l'état abandonne l'écotaxe, soutient l'agriculture intensive au détriment des petites exploitations (http://www.politis.fr/Un-gouvernement-a-la-botte-de-la,32260.html), et lutte contre toutes les innovations qui risqueraient de mettre à mal des rentes qui remontent au siècle passé (taxe copie privée étendue au "cloud", redevance audiovisuelle étendue aux "box", loi Thevenoud imposant 15mn d'attente aux VTC, et tant d'autres...).
Quand une autre partie de la société - la plus démunie - cesse de réfléchir au futur faute de pouvoir s'y projeter et n'a d'autre espoir qu'un retour à un passé qu'elle croit meilleur, encouragée par tout ce que la classe politique compte de démagogues et de populistes, et entraînant avec elle quelques vieux autoproclamés intellectuels, dépassés par le monde moderne et qui n'ont pas de mots assez durs pour fustiger ce qu'ils n'ont pas les moyens de comprendre.
Tout se passe comme si nous avions d'une part une population tournée vers l'avenir, imaginant une démocratie modernisée, une économie collaborative, sociale et solidaire, s'adaptant aux nouveautés numériques (telle la petite poucette de Michel Serres) mais tout aussi capable d'imaginer un débat public sur le revenu universel, la dépénalisation des drogues douces ou l'accueil des réfugiés, et d'autre part une classe politique résolument tournée vers un passé archaïque, rêvant d'uniformes scolaires, de morale à l'école, d'interdiction du mariage pour tous, et d'un paternalisme assis sur le cumul des mandats, le copinage et la corruption.
Quand certains souhaitent la censure de la pornographie en ligne, ou le retour du "saint du jour" et de quoi remplacer l'église dans son rôle de maître-à-penser, d'autres pensent startup, démocratie liquide, liberté d'expression, post-capitalisme et protection de la vie privée.
Et, hélas, cette "fracture temporelle" emporte avec elle tout ce que la société compte d'exclus, de laissés pour compte et de vieilles haines rancies contre l'autre, quel qu'il soit, en les poussant à croire au bon vieux bouc émissaire (hier juif, aujourd'hui musulman) responsable de tous ses maux, à espérer qu'un retour à d'anciennes "valeurs" leur redonnera un pouvoir (qu'ils n'ont jamais eu) sur leur propre avenir, et à voter pour celui qui saura le mieux prendre la posture maréchalesque du sauveur suprême.
C'est je crois le sens qu'il faut donner à cette volonté manifeste de nos gouvernants, qu'ils soient d'un bord ou de l'autre, de "civiliser" (lire "contrôler, surveiller et censurer") Internet, en tant que symbole de toutes leurs peurs, de toute leur ignorance et de tous les espoirs d'une innovation sociale qu'ils rejettent aveuglément.
On pourrait appeler ça la querelle des anciens et des modernes 2.0, si ça n'était hélas un symptôme supplémentaire du pourrissement de la Vème république et notre démocratie.
Ne nous y trompons pas: "l'invasion des barbares", chère à Nicolas Colin, est en marche et ce ne sont pas les postures passéistes qui protégeront une société qui semble préférer le repli sur soi à l'ouverture aux autres. Sans une transformation radicale du discours politique, si nous ne savons pas mettre l'imagination au pouvoir plutôt qu'une nostalgie d'un passé qui n'a jamais existé, ce n'est pas seulement nos lois qui seront rances.
Ce sera notre société tout entière.