En lisant le livre de Bernard Stiegler, « Aimer, s’aimer, nous aimer » (Galilée, 2003), on peut ressentir un sentiment de découragement.
Le philosophe explique dans son livre que les électeurs FN sont, comme beaucoup d’entre nous dans cette société malade, victimes de troubles narcissiques. Pour s’en sortir, ils ont la particularité de désigner des boucs émissaires. C’est un symptôme, une façon d’évacuer le mal-être.
Il est impossible de discuter avec des troubles et des symptômes (seuls les psys savent faire). Les journalistes peuvent donc continuer à s’agiter, à « fact-checker », à enquêter, à essayer de comprendre à coups de portraits, ils n’ont aucune prise sur rien, me suis-je dit.
Je suis allée demander à Bernard Stiegler ce que la presse peut et doit faire au lendemain des élections européennes, qui ont vu le FN atteindre le score de 25% des votants.
Une conférence, ce samedi
Ars Industrialis, le groupe de travail de Bernard Stiegler, organise une conférence ce samedi baptisée « Extrême nouveauté, extrême désenchantement, extrême droite ». La réunion aura lieu au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), de 14 heures à 18 heures. L'entrée est gratuite.
Rue89 : Dans « Aimer, s’aimer, nous aimer », vous dites que les électeurs FN souffrent d’un défaut de « narcissisme primordial ». Dès lors, peuvent-ils changer d’avis comme une personne rationnelle ?
Bernard Stiegler : Je parle avec des gens du Front national, il y en a même que j’aime bien. Je vous le dis très franchement : certains sont plutôt sympathiques. La plupart ne sont pas des racistes ou des antisémites, mais des gens très malheureux. Mais pour votre question, la réponse est non. Je n’essaye jamais de les dissuader de voter pour le Front national. Plus j’essaierais de le faire, et plus ils voteraient pour le Front national. C’est complètement inutile.
C’est d’autant plus inefficace que, pour une part, ils n’ont pas tort d’exprimer une souffrance. Le paranoïaque, le psychotique, le névrotique ne racontent jamais que des bêtises. Il y a toujours un fond de vérité. Le problème, c’est que ce fond de vérité qui devient pathologique exprime une maladie qui n’est pas seulement celle de ces électeurs : c’est celle de notre société.
Ce qui est spécifique dans la pathologie des électeurs du Front national, c’est que par leur vote, qu’ils le veuillent ou non, ils s’en prennent à des boucs émissaires.
Comment avez-vous compris ce qui les faisait souffrir ?
Je parle, dans le livre que vous citez, de Richard Durn [responsable de la tuerie du conseil municipal de Nanterre en 2002, ndlr]. Je me suis intéressé au sujet après avoir lu un extrait de son journal intime cité dans Le Monde et dans lequel Durn disait « avoir perdu le sentiment d’exister ». Ces mots m’ont énormément frappé. Moi aussi j’ai parfois le sentiment de ne pas exister. Et moi aussi je suis passé à l’acte : j’ai braqué des banques...
En lisant l’article, je me suis dit que ce type était extrêmement dangereux, mais qu’on était des millions comme lui. Et je me suis dit qu’un jour, les gens qui perdent le sentiment d’exister, de plus en plus nombreux, voteraient pour le Front national au lieu de tuer des gens ou de braquer des banques.
J’ai été scandalisé par l’attitude d’Eva Joly, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, qui a qualifié le score du Front national de « tâche indélébile sur les valeurs de la démocratie ». Ce sont des propos honteux.
Comment expliquer cette liquidation du narcissisme primordial ?
Elle vient de l’organisation illimitée de la consommation via le marketing et la télévision. Vous avez vu le film « Le Festin de Babette » ? C’est une histoire magnifique : une Française qui vit au Danemark décide de faire un repas immense, somptuaire. Le film raconte la préparation de ce repas coûteux par une personne modeste, et c’est extraordinaire.
Quand j’étais enfant, le repas du dimanche avait beaucoup d’importance. Il était courant dans les classes populaires de faire des festins, comme Gervaise et son oie dans « L’Assommoir ». Il est très important de recevoir, de se rassembler.
C’est ce que le consumérisme a concrètement détruit : il n’y a que du prêt-à-porter, du prêt-à-manger – de la malbouffe et plus de fête.
Comment faire réaliser aux électeurs du FN que cette souffrance est déconnectée du chiffre de l’immigration ?
Cela ne sert à rien de leur dire : ils ne l’entendront jamais. Précisément, ils entendent autre chose si vous leur dites cela. Ils entendent que vous n’avez pas écouté leur problème. Et ils ont raison. S’en prendre à un bouc émissaire [ce que Bernard Stiegler nomme un « pharmakos », dans « Pharmacologie du Front national », Flammarion, 2013, ndlr] est un symptôme. C’est un symptôme horrifique, extrêmement dangereux, et le nazisme est l’exploitation de ce symptôme à l’échelle cauchemardesque du XXe siècle. Une telle horreur peut tout à fait revenir – c’est même plus que probable : si rien de décisif ne se passe, c’est ce qui finira par arriver. Et cela dépend de nous que cela n’arrive pas – mais ce n’est pas en insultant les électeurs du FN que cela s’arrangera.
Il est totalement vain de dire aux gens d’arrêter de symptomatiser : il faut les soigner, je veux dire prendre soin d’eux (au sens que j’ai donné à ce mot dans « Prendre soin »), s’occuper d’eux, leur donner des perspectives, leur tenir un autre discours que celui de François Hollande et de Nicolas Sarkozy...
Comment les journalistes peuvent-ils participer à ces soins ?
Je pense qu’il est urgent que la presse reprenne son rôle, qui est de défendre des idées, de les faire se confronter, et par là, de construire des opinions. Cela veut dire faire des choix politiques, esthétiques, intellectuels, sociaux, etc. – et les assumer. Le Monde diplomatique continue de faire ce travail, et c’est pourquoi je ne manque jamais l’occasion de le lire, même s’il m’énerve souvent.
Aujourd’hui, la désespérance est le fond de commerce du Front national. Pour redonner de l’espoir, il faut donner la parole à ceux qui ont quelque chose à dire et qui sont prêts au débat public – et par là reconstruire une pensée, des concepts et des perspectives, et les socialiser.
L’idée que les gens ne veulent pas penser est totalement fausse : quand le Collège de France a mis en ligne ses cours, des millions d’heures de cours ont été téléchargées. Ars Industrialis, qui fait des conférence souvent difficiles, a une très large audience. Ce que les gens refusent n’est pas la pensée : c’est la langue de bois, d’où qu’elle vienne.
Si le capitalisme consumériste s’effondre et qu’il n’y a pas ce travail d’invention d’une alternative à ce qui fut la base de ce consumérisme, à savoir le fordo-keynésianisme (la « croissance »), et qui s’est définitivement épuisé, l’extrême droite s’imposera partout – bien au-delà de la France et de l’Europe.
Vous pensez que c’est sur le point d’arriver ?
Dans les années 80, il s’est passé quelque chose de très important. Il y a eu la « révolution conservatrice », fondée sur l’idée qu’il valait mieux liquider l’Etat et financiariser le capitalisme en laissant la production se développer hors de l’Occident – et cela a été le début du chômage de masse.
Cette liquidation a créé une insolvabilité de masse dissimulée par les systèmes de subprimes et de « credit default swap » très profitables aux spéculateurs mais ruineux pour l’économie, un hyperconsumérisme extrêmement toxique sur le plan environnemental, une grande misère symbolique sur le plan mental, et une précarisation généralisée provoquant un sentiment d’insécurité bien réelle et une désintégration sociale.
Cette désintégration rend impossible l’intégration non pas des immigrés, mais de la population elle-même dans son ensemble, les immigrés y étant exposés plus que tous évidemment.
La crise de 2008 a mis au clair cette insolvabilité et cette fragilité extrême et structurelle. Et elle a ruiné durablement la confiance – ce à quoi Snowden mais aussi Fukushima et bien d’autres catastrophes ont ajouté leurs effets.
Un système économique ne peut pas fonctionner sans confiance – et il n’y a plus de confiance. Comment peut-il y en avoir quand 55% des jeunes Espagnols sont au chômage et que tout le monde s’en moque – cependant que l’automatisation est en train réduire l’emploi dans tous les secteurs et dans tous les pays ? Qui a parlé de tout cela au cours de la campagne sur
l’Europe ?
Les caissières disparaissent...
Oui, on n’a plus besoin de caissière, et on n’aura bientôt plus besoin de chauffeurs de camion – ni de nombreux techniciens, ingénieurs, etc. Ce qui est en train d’advenir, c’est la disparition de l’emploi. Pas un mot de cette question dans le tout récent rapport Pisani-Ferry si j’en crois la presse – pas plus que dans le rapport Gallois d’il y a presque deux ans déjà... Que de temps perdu ! Et que de fureur accumulée !
L’automatisation va se développer désormais massivement, notamment parce que le numérique permet d’intégrer toutes sortes d’automatismes jusqu’alors isolés, et qu’il en résulte une baisse rapide du coût des robots.
Jeff Bezos, le patron d’Amazon, est en train d’en installer partout dans tous ses entrepôts. Arnaud Montebourg a annoncé il y a un an qu’il allait lancer un plan de robotique française.
Le coût de l’automatisation va diminuer, et les PME françaises vont de plus en plus pouvoir s’y engager – même si elle ne le veulent pas, en raison de la concurrence, et le chômage va monter en flêche. Il n’y a qu’une solution pour contrer la montée proportionnelle du FN, c’est de créer une alternative au modèle keynésien : un modèle contributif.
Pouvez-vous donner un exemple concret de modèle contributif ?
Dans l’économie contributive, il n’y a plus de salariat ni de propriété industrielle au sens classique. Pour vous donner un exemple, j’ai travaillé il y a quelques années avec des étudiants stylistes sur un modèle d’entreprise de mode contributive. L’entreprise devenait un club d’amateurs de mode, dont certains contribuaientt par des idées, d’autres par des achats, d’autres par un travail de confection, d’autres par tout cela à la fois ou alternativement.
A son époque lointaine, devenue aujourd’hui mythique et totalement révolue, la Fnac était une sorte de coopérative où les vendeurs étaient d’abord des passionnés de musique ou de photo, et où les adhérents de la Fnac n’étaient pas des consommateurs, mais des amateurs.
Il y a des gens qui s’expriment extrêmement bien dans leur façon de s’habiller. Ils ont du goût, ils savent agencer des vêtements. Je pense que leur savoir peut être partagé et valorisé.
Et comment seraient-ils rémunérés ?
Ce n’est pas à l’échelle micro-économique de la firme qu’il faut poser et résoudre ce problème : c’est une question de macro-économie qui doit dépasser le couple valeur d’usage/valeur d’échange, et promouvoir ce que nous appelons valeur pratique (c’est-à-dire savoirs) et valeur sociétale (c’est-à-dire qui renforce fonctionnellement la solidarité).
C’est la valorisation mutuelle et par une puissance publique réinventée de ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités » – c’est-à-dire les savoir-faire, les savoir-vivre et les savoirs formels – qui constitue la base d’une économie contributive. C’est en fait la généralisation du modèle des intermittents du spectacle, qui cultivent leurs savoirs avec l’aide de leur revenu intermittent et qui les valorisent lorsqu’ils entrent en production, et que l’on voudrait détruire au moment même où il faudrait en généraliser l’état d’esprit si intelligent.
J’y reviens, quel rôle peut jouer la presse dans cette réflexion sur le modèle économique actuel ?
D’abord, elle-même devrait inventer, pour elle-même, de tels dispositifs contributifs. Le fonds d’aide à la presse devrait servir à cela, et les journalistes devraient se battre pour cela. Ensuite, il faut que la presse parle de l’automatisation et plus généralement du numérique en un sens approfondi et non « tendance » ou dans la rubrique « geek », et qu’elle ne soit pas dans le déni. L’automatisation vient, il faut l’assumer, et arrêter de dire qu’on va inverser la courbe du chômage. Celui-ci va considérablement augmenter.
Toutes sortes de gens réfléchissent à des scénarios qui permettraient d’entrer dans un nouveau monde – en Amérique latine par exemple, mais aussi en Amérique du Nord. Il faut leur donner la parole. Et il faut solliciter l’intelligence des lecteurs plutôt que de présupposer qu’ils ne recherchent que le scoop ou l’information sensationnelle et vulgaire.
Désormais, le FN se présente aussi comme l’un de ces scénarios alternatifs à l’ultralibéralisme...
Oui, c’est très malin. Ce matin, j’ai eu la grande surprise de lire une déclaration de Florian Philippot [vice-président du Front national, ndlr] qui défendait la grève de la SNCF dans Libération, au nom du service public. Imaginez le désarroi des syndicalistes de la CGT et de SUD.
Le Front national, c’est une idéologie ultralibérale déguisée en anti-ultralibéralisme. Jean-Marie Le Pen est un ultralibéral. Il l’a toujours dit, et il l’est plus que jamais. Il est absolument contre l’Etat, contre les fonctionnaires.
Quant à Marine Le Pen, quoiqu’elle dise, elle a besoin de l’ultralibéralisme pour se développer : c’est son terreau parce que ce qui attire chez elle ses électeurs et la désignation de boucs émissaires, ce qui provoque cette recherche de boucs émissaires est l’ultralibéralisme au service du capitalisme financiarisé pulsionnel et spéculatif. Qu’est-ce que le FN ? C’est le grand spécialiste des inversions de causalités.
Le FN vit sur l’idée que la souffrance est attribuable aux immigrés parce que personne n’a le courage de fournir les vrais schémas de causalité nouveaux qui s’imposent.
Le FN distille la peur en parlant des milliers de Mohamed Merah en latence. Mais ces jeunes qui partent en Syrie ne souffrent-ils pas du même trouble narcissique que les électeurs du FN ?
Bien entendu. J’ai appelé cela le complexe d’Antigone. « Antigone » est un texte absolument fondamental.
Je soutiens que les terroristes intégristes, beurs ou blancs, nés et élevés en France, qui d’un seul coup, se mettent à devenir musulmans, sont des petites Antigone. Je ne veux pas les défendre en disant cela. Ce que je veux dire, c’est qu’un adolescent a besoin de sublimer – et de le faire comme toujours « au nom de la loi ». Antigone est une adolescente qui défend la « loi divine ». Merah est aussi un adolescent.
Ces mômes-là, à un moment, ont besoin de s’identifier à leur père, puis à une figure de rupture avec le père qu’ils accusent alors de ne pas incarner correctement et sincèrement la loi. Ils cherchent alors d’autres figures identificatoires. Mais s’ils ne trouvent plus de possibilité d’identification dans la société, et s’ils vivent dans une société qui est en train de s’effondrer, ils sont prêts pour s’engager dans ce que j’ai appelé une sublimation négative – qui peut conduire au pire. Ce sont là encore des symptômes.
Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, cela se développera encore longtemps et inévitablement si la société ne produit pas vite des capacités nouvelles d’identification positive sur des idées républicaines, constructives et vraiment porteuses d’avenir.